LXXXVIe ENTRETIEN
L'humilité. — Racine de la vertu dans la vie chrétienne.
L'épi de blé, si beau au jour de la moisson, a son germe invisible dans le grain caché en terre. La vertu, cette fleur du ciel qui embaume et réjouit la terre, a de même sa racine dans le sentiment profond de nos misères, où l'âme chrétienne trouve la sève de l'humilité dont se nourrit toute vertu solide. — Telle est, mon enfant, l'idée que nous exposons dans cet entretien.
I. Le sentiment qui remplit le plus notre âme lorsqu'elle s'est ouverte au souffle vivifiant de l'Esprit saint, est, croyons-nous, celui de notre faiblesse et de notre néant ; il nous envahit à mesure que nous nous voyons de près et que nous sentons Dieu s'approcher. C'est quand nous sommes descendus au fond de nous-mêmes, éclairés de la foi et touchés de la grâce, que nous vient, comme d'une source abondante, l'eau de l'humiliation dont nous nous abreuvons avec une sorte de délices. Eh bien! là germe et s'alimente la vertu chrétienne, comme le grain dans le sein humide de la terre.
Ce sentiment de chrétienne humiliation serait ainsi la racine par laquelle la vertu plonge au plus intime de l'àme, et, en s'y étendant, y établit solidement son règne. Ainsi du chêne vigoureux de la forêt, qui porte dans la nue sa cime verdoyante parce qu'il pivote bien avant dans les entrailles de la terre.
C'est par ses racines surtout que la plante se nourrit, on le sait. C'est, de même, par ce sentiment de salutaire humiliation que la vertu puise son suc nourricier, qui est, nous dirions, la sève de la croix.
C'est donc par l'humilité que la vertu est véritablement chrétienne, qu'elle a son assise sur l'Evangile par l'abnégation, qui en est la partie la plus crucifiante, la plus divine, nous pourrions dire.
Oui, c'est par l'humilité que la vertu se dépouille de ce qu'elle a d'humain, de terrestre, qu'elle devient l'or pur, sans scories, et qu'elle se montre aux yeux de tous comme le joyau de la grâce. Aussi, le christianisme seul l'a montrée au monde sous cette auréole si sereine et si pure qui forme son caractère surnaturel et divin.
Croyez à la vertu de celui qui est humble : elle est marquée au sceau de l'Evangile ; mais il y a peu de fonds à faire sur la religion de celui qui ne cherche pas au moins à le devenir, " Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur1, » a dit le divin Maître. Comme s'il nous disait : Ce que vous avez surtout à apprendre pour me devenir semblables, c'est l'humilité.
Non, mon enfant, ne cherchez pas à faire de la dévotion sans vous appliquer à devenir humble, bien humble. " Prétendre acquérir des vertus sans la pratique de l'humilité, remarque saint Augustin, c'est amasser de la poussière et la jeter au vent. » Avec tout votre étalage de piété, vous ne faites, si vous manquez d'humilité, que monter une corbeille de fleurs artiticielles. Cela fait décor, mais c'est toujours sec et sans parfum. Mieux vaudrait une simple et toute petite violette.
1 Matth., XI, 29.
Á suivre...
(Tiré de LE MIROIR DE LA VIE CHRÉTIENNE, PAR M. L'ABBE DELAGRANGE, Paris, 1872).
Suite :
II. C'est donc par l'humilité que la vertu plonge dans les entrailles du christianisme, y prend racine, s'ali- mente de la sève divine de la croix et nous fait goûter Jésus-Christ crucifié.
Voici alors ce qui arrive. — Le souvenir de nos fautes nous est plus présent, le sentiment de nos misères est plus profond; on se voit de plus en plus misérable, mais on le voit sinon sans honte, du moins sans dépit, parce que, voyant Dieu si bon, l'on n'est plus découragé de sa propre bassesse, que même on se plaît à la considérer. Dès lors, on se met peu en peine de la cacher aux autres, et, par suite, on se soucie médiocrement de ce qu'ils peuvent penser et dire de nous. En même temps on ressent une immense compassion pour le prochain, car on trouve en soi-même le secret des faiblesses qu'il peut avoir à se reprocher, et on se sait plus digne de pitié que pas un. De plus, à cause que l'on voit combien Dieu nous supporte et nous pardonne, on prend des entrailles de miséricorde pour ses frères, et on s'accuse soi-même d'autant que l'on est indulgent envers eux.
Vous ne sauriez croire, mon enfant, combien alors nous devenons meilleurs, " Je ne suis que néant devant vous, ô mon Dieu 1! » -et nous aimons à nous voir si petits. Oh ! nous ne songeons guère à nous élever au-dessus des autres!
1. Ps. XXXVIII, 6.
Si nous nous savons avantagés en quelque chose, du côté de la nature, soit du coté de la grâce, nous n'en tirons point vanité, comprenant combien l'Apôtre a raison de nous dire : " Qu'avez- vous que vous n'ayez reçu? Que si vous l'avez reçu, pourquoi vous en glorifiez-vous comme si vous ne l'aviez pas reçu 2? "
2. l Cor., IV, 7.
Si nous faisons un peu de bien , « rien pour nous, Seigneur, mais tout à votre gloire 3! » disons-nous sincèrement avec le saint roi David. Eh! que nous revient-il , vers de terre ?
3. Ps. CXIII, 1.
Nous n'aimons plus à paraître, nous cherchons l'oubli. « Aimez à être ignoré et à ne compter pour rien. » Ce n'est plus simplement de la raison pour nous, c'est dans nos goûts.
Nous restons donc volontiers au nombre des "pauvres d'esprit» de l'Evangile : nous désirons peu, nous n'ambitionnons rien ; nous ne contestons pas, nous ne dominons point. " Si quelqu'un veut être le premier entre vous, qu'il se fasse le serviteur de tous 4. » Sommes-nous les premiers, sommes-nous les derniers ? on peut se le demander; nous ne nous en inquiétons pas : la place qu'on nous fait est celle qui nous va, parce que nous n'estimons pas plus qu'on nous manque que nous ne tenons à ce qu'on nous flatte.
4. Matth., XX, 28.
Voilà, mon enfant, comment nous venons à la vertu de l'Evangile, vertu simple et solide. Oh ! qu'il nous serait bon d'être humbles !
Mais que les humbles sont rares ! On trouve encore des cœurs purs , des âmes pénitentes à la suite de Jésus pauvre et souffrant; mais qu'ils sont clair-semés sur le chemin du Calvaire ceux qui s'attachent aux pas de Jésus outragé et humilié !
À suivre...
III. Peut-être que l'humilité est aussi peu connue qu'elle est peu pratiquée.
Ne la prenez pas, comme il n'arrive que trop dans le monde, pour de la timidité d'âme, pour de l'étroitesse d'esprit, pour de la bassesse de sentiment. Certes, saint François de Sales ne manquait pas d'ardeur; saint François-Xavier avait de la résolution; saint Thomas d'Aquin n'était pas dépourvu d'intelligence : ils étaient bien humbles cependant !
Vous croyez qu'on a perdu le sens quand on voit ce qu'est Dieu, qu'on sait ce que l'on vaut? Que de sagesse, au contraire, nous vient avec cette connaissance !
Vous pensez que l'on fait preuve de faiblesse en s'humiliant? Nous croyons, nous, qu'il faut une âme for- tement trempée pour affronter le mépris et le dédain ou ne point faiblir sous les caresses de la vanité. Non, il ne manque pas de cœur celui qui se laisse broyer « dans le creuset des humiliations. »
Non, si l'homme ne se grandit pas par l'orgueil, le chrétien ne se rapetisse point par l'humilité. Est-ce que saint Philippe Béniti se cachant dans une caverne pour se dérober à l'honneur du souverain pontificat n'a pas plus de grandeur d'âme qu'Alexandre-le-Grand se faisant proclamer fils de Jupiter ?
La modestie, qui est l'humilité des hommes supérieurs, est déjà si belle! Elle est loin cependant, bien loin de celle des saints.
L'humilité, mon enfant, ne vous ferme pas les yeux sur le peu de bien que vous faites et sur les qualités que vous pouvez avoir, non; seulement elle vous empêche de rapporter à vous-même ce que vous avez de bon et ce que vous faites de bien. Vous semblerait-il, par hasard, que Dieu n'y eût pas quelque droit ?
C'est parce que les saints se voient si misérables qu'ils se jugent si indignes, et parce qu'ils voient Dieu si saint qu'ils se disent si grands pécheurs. Vous semble-t-il qu'en cela encore l'humilité soit déraisonnable ? "J'ai entendu votre voix, Seigneur; j'ai craint, j'ai rougi, voyant que j'étais nu, et je me suis caché. 1 » Direz- vous que le pauvre pécheur ait tort de baisser le front devant Dieu?
Oui, quand vous verrez de près et des yeux de la foi vos péchés et vos misères, vous direz à Dieu simplement, mais sincèrement, avec un illustre pénitent : " Je ne suis pas un homme, mais un vermisseau 2; » et nous ne voyons encore pas ce que votre dignité aura à y perdre, ce que l'ennemi du genre humain aura à y gagner, mais nous savons que c'est bien chrétien de le penser, puisque saint Paul se regardait " comme la balayure des rues 3. »
Oui, c'est lorsqu'on a ces sentiments qu'on s'approche de vous, ô mon Dieu, et qu'on vous ressemble , ô divin Jésus !
Pour règle de conduite, je m'exercerai tous les jours à quelque acte d'humilité.
FIN
1. Gen., II, 7. — 2. Ps. XXI, — 3. I Cor., IV, 13.